Conseil de sécurité: en Libye, les enquêtes de la CPI sur les crimes commis en détention connaissent des rebondissements judiciaires
C’est une séance événementielle à plus d’un titre que le Conseil a tenue ce matin sur la Libye, malgré l’absence sur place du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), contraint de s’exprimer par visioconférence après qu’un visa pour s’y rendre en personne lui a été refusé par les États-Unis. M. Karim Khan, qui a présenté l’état d’avancement des investigations qu’il a dirigées au cours des six derniers mois dans ce pays d’Afrique du Nord, a été accusé de partialité par la délégation américaine, suivie par la Fédération de Russie, qui a brandi les allégations de violences et harcèlement sexuels portées contre le Procureur.
Cette réunion a également eu lieu le jour même où la Libye, qui n’est pas partie au Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI, a officiellement accepté l’exercice de la compétence de la Cour, une décision dont se sont félicités plusieurs membres du Conseil. « Il s’agit d’une étape importante vers une plateforme renouvelée d’action collective en faveur de la justice », s’est réjoui M. Khan, en mettant en garde les auteurs de crimes dans ce pays. Secondé par l’Algérie, le délégué libyen a toutefois rappelé que c’est bien « la justice libyenne qui est compétente au premier chef ».
« Sur les côtes de la Méditerranée, il y a une boîte noire de souffrances, que personne n’a voulu ouvrir. Une boîte noire qui contient les cris et la douleur persistante de certaines des personnes les plus vulnérables, tant à l’ouest qu’à l’est du pays », s’est ému le Procureur avant d’évoquer les progrès dans la lutte contre l’impunité en Libye, y voyant le résultat du dynamisme de son bureau et des enquêtes que mène son équipe en Libye.
Il a toutefois modéré son enthousiasme en décrivant le revers subi par son bureau après l’émission, le 18 janvier 2025, du tout premier mandat d’arrêt s’agissant des crimes commis dans des centres de détention libyens. Aussitôt localisé et arrêté à Turin, l’accusé, M. Osama Elmasry Njeem, a été remis en liberté et expulsé par les autorités italiennes, une décision qui a suscité la consternation des victimes et des organisations de la société civile libyennes. L’Italie s’est justifiée en invoquant des « préoccupations sécuritaires nationales », mais également le « principe de complémentarité de la juridiction pénale de la Cour ». Rome, dont le soutien à la CPI serait sans faille, n’a pas échoué à respecter ses obligations en matière de coopération avec elle, a assuré le représentant italien. La Russie a toutefois vivement dénoncé le « deux poids, deux mesures » qui permettrait à des pays européens d’« ignorer » un mandat d’arrêt.
M. Njeem a été renvoyé en Libye, « là où, selon nous, il a commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, notamment des meurtres, des actes de torture et des persécutions », s’est désolé le Procureur. Conscient que l’émission du mandat d’arrêt le visant et son arrestation ont provoqué une « onde de choc » parmi les milices libyennes, le Procureur a tenu à dire que leurs craintes sont fondées. Il a ainsi annoncé que son bureau demande activement que d’autres mandats d’arrêt soient émis contre les auteurs de crimes commis dans les lieux de détention.
Par ailleurs, il s’est félicité de la demande d’assistance faite par la National Crime Agency (NCA), l’agence britannique de lutte contre la criminalité organisée, pour que la CPI lui fournisse des informations à l’appui d’une enquête sur les avoirs de M. Njeem détenus au Royaume-Uni. « Grâce à cette collaboration, la NCA a été en mesure de geler des comptes et des biens d’une valeur totale de plus de 12 millions de livres », a fait savoir M. Khan, ce qu’a confirmé le représentant britannique. S’il s’est également félicité que M. Njeem ait été démis de ses fonctions à la tête du Département des opérations et de la sécurité au sein de la police judiciaire libyenne, le Procureur a cependant encouragé les autorités libyennes à remettre cet individu à la CPI.
Il a ensuite évoqué le sort de M. Ibrahim Al-Dersi, un député de l’est de la Libye victime de disparition forcée, dont le seul crime est « d’avoir osé élever la voix au nom du peuple libyen ». Le délégué libyen a vigoureusement dénoncé les sévices que cet élu endure, et qui ont été révélés dans une vidéo. Pour parvenir à percer cette autre « boîte noire » que sont les enlèvements dans ce pays, le Procureur en a appelé à la coopération des États parties au Statut de Rome pour appréhender les responsables.
Un sentiment auquel ont fait écho la Sierra Leone et la France, mais pas les États-Unis, pour qui la CPI est une « institution politisée biaisée » contre Washington et son « allié » Israël. La délégation américaine a d’ailleurs menacé de prendre des sanctions contre ceux qui facilitent les actions de la CPI visant les États-Unis et ses alliés, dont Israël.
La Fédération de Russie s’est quant à elle lancée dans un réquisitoire contre le « prétendu » Procureur de la « prétendue » CPI, « tribunal fantoche » et « véritable instrument de l’Occident collectif ». La représentante russe a aussi évoqué les allégations de violences sexuelles visant M. Khan dans l’exercice de ses fonctions, et qui devraient selon elle lui interdire de s’exprimer devant le Conseil. La Sierra Leone a au contraire déploré que le Procureur Khan ne puisse être physiquement présent à cette séance en raison du refus du « pays hôte » de lui accorder un visa. Un déni qui l’empêche de rencontrer de hauts responsables onusiens et affecte le fonctionnement même du Conseil de sécurité, a-t-elle observé. Le représentant sierra-léonais a en outre dénoncé les attaques et sanctions visant des responsables de la CPI et leurs assistants, s’émouvant d’un climat d’« hostilité » visant la Cour.
Alors que les membres du Conseil favorables à la Cour ont réitéré ce matin la nécessité de la soutenir financièrement, le Procureur a considéré qu’il était temps d’accélérer les enquêtes et de démontrer la capacité de son bureau à remplir le mandat que lui a été confié. M. Khan s’est engagé à ce que celles menées dans le cadre de plusieurs axes prioritaires soient achevées d’ici à la fin de 2025, et les autres d’ici au premier trimestre de 2026.
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La situation en Libye
Exposé
M. KARIM KHAN, Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), a déclaré qu’au cours des six derniers mois, une étape majeure avait été franchie avec l’émission du premier mandat d’arrêt public concernant des crimes commis dans des centres de détention en Libye. « Sur les côtes de la Méditerranée, une boîte noire de souffrances s’ouvre, que personne n’a voulu ouvrir », a-t-il déclaré. Une boîte noire qui contient les cris et la douleur persistante, à l’heure où nous parlons, de certaines des personnes les plus vulnérables, tant à l’ouest qu’à l’est du pays. Nos enquêtes méthodiques à ce sujet se sont appuyées sur de multiples sources de preuves interconnectées, fondées sur nos partenariats avec de nombreux acteurs.
Cet espoir s’est rapidement transformé en frustration dans les jours qui ont suivi, lorsque M. Osama Elmasry Njeem, qui fut responsable des établissements pénitentiaires de Tripoli, où des milliers de personnes ont été détenues pendant de longues périodes, a été renvoyé en Libye par l’Italie. « Renvoyé là où, selon nous, il a commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, notamment des meurtres, des actes de torture et des persécutions. » Le retour de M. Njeem sur les lieux de ses crimes suscite la consternation parmi les victimes, a relaté le Procureur.
Nous savons que l’arrestation de M. Njeem et l’émission du mandat d’arrêt le visant avaient provoqué une onde de choc au sein des milices et des auteurs de ces crimes, à travers toute la Libye. Leurs craintes sont justifiées, a assuré le Procureur: son bureau demande activement que des mandats d’arrêt soient émis contre d’autres individus liés aux crimes commis en détention dans ce pays.
En outre, la CPI a répondu à une demande d’assistance de la National Crime Agency (NCA) afin de fournir des informations à l’appui d’une enquête civile britannique sur les avoirs de M. Njeem détenus au Royaume-Uni: « grâce à cette collaboration, la NCA a obtenu des ordonnances de gel de comptes et de biens d’une valeur totale de plus de 12 millions de livres. L’enquête de la NCA est en cours », s’est félicité M. Khan. Il s’est également félicité que M. Njeem ait été démis de ses fonctions à la tête du Département des opérations et de la sécurité judiciaire de la police judiciaire. Il a cependant encouragé les autorités libyennes à remettre cet individu à la CPI afin qu’il y soit jugé pour les crimes qu’il aurait commis contre le peuple libyen.
Le Procureur a ensuite évoqué le sort de M. Ibrahim El-Dirsi, un député de l’est de la Libye, dont le crime est « d’avoir osé élever la voix au nom du peuple libyen ». Sa disparition à Benghazi est emblématique des souffrances causées par les disparitions forcées et la détention arbitraire en Libye. Il a espéré que, grâce à l’attention continue accordée par son bureau aux crimes commis dans les centres de détention en Libye, à l’émission de nouveaux mandats d’arrêt, sous scellés ou publics, et à une coopération renforcée avec les partenaires libyens, « nous parviendrons à mettre fin à de tels crimes et à percer cette boîte noire ».
Pour ce faire, la coopération des États pour appréhender les responsables est essentielle en vertu du Statut de Rome, a-t-il précisé.
S’agissant des crimes commis contre les migrants et ceux liés aux opérations de 2014-2020, l’équipe du Procureur a organisé plus de 145 réunions avec 80 organisations de la société civile, tandis que la Procureure adjointe Nazhat Shameem Khan a participé à une deuxième réunion importante avec 38 autres ONG afin de discuter de la manière dont le Bureau pourrait collaborer plus efficacement avec ses partenaires. Relayant leurs inquiétudes, il a considéré qu’il était temps d’accélérer les enquêtes et démontrer la capacité du Bureau du Procureur à remplir le mandat que lui a confié ce Conseil. « Conformément à cet impératif, je peux confirmer que les enquêtes menées dans le cadre de plusieurs axes prioritaires, conformément au mandat que vous lui avez confié, seront achevées d’ici à la fin de 2025, et que les autres axes d’enquête, conformément au mandat du Conseil, seront achevés d’ici au premier trimestre 2026. »
M. Khan a enfin annoncé qu’aujourd’hui même, le Greffier de la Cour pénale internationale avait reçu une déclaration de la Libye conformément à l’article 12(3) du Statut de Rome: « il s’agit d’une étape importante vers une plateforme renouvelée d’action collective entre la CPI et la Libye en faveur de la justice », ce dont il s’est félicité. L’engagement du Gouvernement libyen témoigne d’une nouvelle volonté de coopérer et de mettre la justice au service d’un avenir meilleur, s’est réjoui le Procureur. La présentation de cette déclaration signifie que les auteurs de crimes en Libye doivent être conscients d’un partenariat renouvelé entre la Libye et la CPI pour rendre justice aux victimes.